ÉVEILLER L’HUMANITÉ

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Bouddhisme engagé

138 Jour férié à Venise
138 Jour férié à Venise

Ce matin, Khun Pracha m’a proposé de me mettre dans le comité de travail de l’INEB (International Network of Engaged Buddhists) à Bangkok. Pourquoi pas, si je peux les aider. Je sens ce groupe d’une façon positive et ai de la sympathie pour la plupart des gens : ils me semblent pleins de bonnes intentions, même si j’ai souvent de la peine à me mettre sur le même niveau qu’eux. Leur champ d’action me semble trop mondain et pas assez spirituel. Beaucoup ne semblent avoir du bodhisattva que le nom, mais n’ont pas beaucoup pratiqué. Je comprends mieux le langage d’Ajahn Buddhadasa*, d’Ajahn Sumedho* ou de Maha Ghosananda, le moine cambodgien qui a parlé hier : leur discours se situe au niveau des êtres nobles. Leur vision des problèmes n’est pas la même : ils essaient de les traiter à un niveau moins terre-à-terre. Mais les gens du monde ne peuvent comprendre, car ils sont directement impliqués dans les problèmes et veulent une action rapide et concrète : ce n’est pas toujours possible. Comme ils sont impliqués dans les problèmes, ils n’en ont qu’une vision relative et leurs motivations sont l’avidité et l’aversion ; leur action n’est donc ni spontanée ni désintéressée.

Bien sûr, plus j’y pense, plus j’ai l’impression que les seules actions valables sont la diffusion du Dharma*, l’enseignement, la méditation, car ce sont les seules actions qui peuvent conduire les êtres à la libération, au nirvana. Les gens du monde ne voient pas les trois caractéristiques (l’impermanence, l’insatisfaction et le non-soi) ; ils pensent qu’on peut supprimer dukkha*, alors que, par des actions mondaines, on ne peut que déplacer dukkha. Par exemple, on libère les femmes japonaises, mais on est obligé d’envoyer des prostituées thaïlandaises au Japon pour compenser. Les pollutions sont des conséquences de l’amélioration du confort. Si les gens ne sont pas dans des prisons politiques, ils sont enfermés dans des asiles psychiatriques ; s’ils ne souffrent pas de la faim, ils souffrent de maladies dues à la suralimentation, etc. Toutes ces pièces ont deux faces, mais on refuse de l’admettre. L’injustice n’existe que quand on conçoit les êtres comme des entités séparées, des soi séparés, qui sont opprimés et qui souffrent. Quand on vit dans le non-soi (anatta), ces problèmes deviennent hors de propos. Bien sûr, si on dit ça, les gens se fâchent et ne comprennent pas. 

Ce matin, quand Ajahn Sumedho a parlé des bienfaits de la hiérarchie dans la Sangha* et de la façon de profiter de la position inférieure des femmes, il n’a pas du tout été compris par les féministes. C’était d’ailleurs assez comique à voir, ou plutôt affligeant. Ces femmes souffrent de leur attachement à leur vue de ce que devrait être le statut de la femme ; de même pour les écologistes et les minorités opprimées. Comme l’a répété Ajahn Sumedho, il faut savoir quel est son but dans la vie, si c’est d’être illuminé ou de défendre le statut social de son ego : il faut choisir. Il est bien clair que la plupart des gens choisissent la deuxième solution, donc dukkha. Il faut avoir de la compassion pour eux. Je vois que je me dirige de plus en plus vers la première solution. Alors l’action dans le monde ne peut être qu’une pratique dans ce sens, en étant conscient qu’on ne peut pas changer les trois caractéristiques du monde. 

Il me semble difficile d’agir d’une façon préméditée lorsqu’on voit les problèmes à un autre niveau, qu’on voit la réalité et qu’on vit dans le non-soi ; car on se rend compte que les problèmes, les actions pour les résoudre, les gens qui en souffrent et ceux qui veulent les aider, sont tous vides. On construit donc consciemment des formes illusoires. Sans doute, si cela peut soulager momenta­nément les êtres, il faut le faire, mais je comprends maintenant que l’action du bodhisattva se situe à un autre niveau, au niveau spirituel. Mais il faut pouvoir agir au niveau spirituel tout en se servant des formes du monde ; ce n’est pas évident ! 


* Buddhadasa (Ajahn) (1906-1993) : ordonné moine à l’âge de vingt ans, Ajahn Buddhadasa fonda en 1932 le monastère de Suan Mokkh, qui fut le premier monastère de la forêt dédié à la méditation dans le sud de la Thaïlande. Son dernier projet, dans les années 1980, fut d’établir à Suan Mokkh un centre international de Dharma qui organise régulièrement des cours et des séminaires sur le bouddhisme et des retraites de méditation. Ajahn Buddhadasa fut, avec Ajahn Chah, un des maîtres thaïlandais les plus influents du vingtième siècle. J’ai eu la chance de suivre son enseignement de 1988 à 1993.

* Sumedho (Ajahn) (né en 1934) : moine américain ordonné en Thaïlande en 1967, il devint l’un des premiers disciples occidentaux d’Ajahn Chah. En 1975, il fut le premier abbé du Wat Pah Nanachat. Par la suite, Ajahn Chah l’envoya en Angleterre pour créer des monastères de cette tradition. 

Dharma (sanscrit ; pali : Dhamma) : la doctrine du Bouddha, un des Trois Joyaux, avec le Bouddha et la Sangha. Dans un sens plus général, tout enseignement ou chemin spirituel. 

Dukkha (pali) : insatisfaction, imperfection, souffrance. Une des trois caractéristiques de l’existence et de tous les phénomènes, selon le bouddhisme. Les deux autres sont anicca (l’imper­manence) et anatta (l’impersonnalité). Il y a trois sortes de dukkha : le dukkha de la souffrance : la souffrance est douloureuse par elle-même ; le dukkha du plaisir : le plaisir n’est pas complètement satisfaisant parce qu’il contient l’incertitude de son accomplissement et de son prolongement, la crainte de sa cessation et la nature douloureuse de la lassitude et de la satiété qu’il ne manquera pas de produire ; et le dukkha inhérent à tous les phénomènes conditionnés.

* Sangha (pali et sanscrit) : littér. troupeau, congrégation. Ce terme désigne soit la communauté des moines et des nonnes, soit celle des nobles disciples (ariya-puggala), soit l’ensemble des adeptes, y compris les laïques. La Sangha est l’un des Trois Joyaux.

 

6 mars 1990, Suan Mokkh, conférence de l’INEB

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